LA TAXE TOBIN: un mythe à abolire

LA TAXE TOBIN: un mythe à abolire

 

Dans une société « mondialisée », opposé à toute taxation, convaincue de la « sagesse » du marché et hostile à toute intervention de l’État dans le champ économique, il n’est pas facile d’aborder de façon rationnelle la question de la taxe Tobin. Les adversaires d’une telle taxe, dont les banques et les sociétés de placement les plus puissantes (lesquelles seraient assujetties à la taxe), ainsi que les gouvernements (lesquels reçoivent des banques de généreuses contributions partisanes) ont tendance à la rejeter d’emblée. Certains critiques ne reconnaissent pas que la spéculation sur les devises représente un problème (voir à cet effet notre fiche d’information intitulée « Calmer la fièvre des capitaux »).

 

D’autres considèrent la taxe comme étant trop difficile à adopter et trop facile à contourner. Certaines des critiques formulées à l’endroit de la taxe Tobin sont sans doute légitimes, particulièrement celles qui ont trait aux difficultés d’adoption et de mise en œuvre d’une telle taxe, ainsi qu’à son impact ultime sur le marché, mais un grand nombre d’entre elles ont pour objectif d’étouffer les débats. Les lignes qui suivent représentent une démystification de certains des arguments erronés les plus fréquemment invoqués par les détracteur de cette taxe.

 

1.  LA TAXE TOBIN FRAPPERA LES PLUS  DÉMUNIS

 

Les adversaires de la taxe, dont les membres du Parti réformiste du Canada1, trompent allègrement les Canadiens quand ils déclarent que la taxe Tobin pénalisera les démunis. Ces arguments ont pour but de jouer sur les sentiments hostiles de certains citoyens canadiens à l’égard des taxes et de couper court à toute discussion sur la taxe Tobin.

 

La taxe Tobin n’affecterait pas « les gens d’affaires de la Rue principale », mais uniquement « les spéculateurs de la rue Saint-Jacques, de Bay Street ou de Wall Street ». Seules certaines opérations financières spécialisées (les ventes au comptant, le troc financier et les opérations de change à terme) effectuées principalement par les grandes banques et par les courtiers en valeurs mobilières seront taxées. Les Canadiens de la classe moyenne qui échangent des dollars en vacances à l’étranger ne seront pas assujettis à la taxe Tobin. Cette taxe est une taxe progressive, conçue pour pénaliser seulement ceux qui réalisent des profits grâce à des transactions monétaires spéculatives déstabilisantes. Seuls les « pauvres » banquiers et les « pauvres » sociétés de placement seront affectés.

 

La taxe Tobin est une taxe « punitive » conçue pour frapper une activité qui entraîne des coûts économiques et sociaux inacceptables pour la majorité des citoyens. Les cigarettes sont taxées pour en décourager l’usage et pour compenser en partie les coûts de santé énormes qui sont associés aux maladies reliées à la cigarette. L’objectif de la taxe Tobin est de contribuer à décourager les investissements spéculatifs qui ont entraîné l’effondrement de plusieurs économies du Sud-Est asiatique et imposé des coûts sociaux, politiques et économique énormes.

 

Ce que nous devons maintenant faire ressortir, c’est de quelle façon la taxe Tobin pourrait permettre aux pauvres de sortir de la pauvreté. En se fondant sur les volumes de change de 1995, on évalue qu’une taxe Tobin générerait entre 150 et 300 milliards $US par année2. Or les Nations Unies et la Banque mondiale estiment qu’une opération visant à éradiquer les pires formes de la pauvreté et à fournir une protection environnementale de base à l’échelle mondiale coûterait environ 225 milliards $US par année. Par ailleurs, selon la formule qu’il choisirait pour redistribuer les revenus d’une taxe Tobin, le Canada pourrait utiliser des centaines de millions, par exemple, pour offrir des services sociaux, protéger l’environnement ou réduire les impôts.

 

2.  LES SPÉCULATEURS TROUVERONT DES FAÇONS DE SE SOUSTRAIRE À LA TAXE

 

Sans doute le feront-ils. Toute taxe s’accompagne d’une certaine quantité de fraudes qui la privent d’une certaine partie des revenus visés. Toutefois, cet argument seul n’a jamais dissuadé les gouvernements de percevoir des taxes, particulièrement des taxes punitives ayant pour but de lutter contre des comportements inacceptables. Les organismes de réglementation s’efforcent de décréter des mesures visant à réduire l’évasion le plus possible, assurant ainsi un degré acceptable d’applicabilité. Les défis d’une taxe Tobin ne sont pas différents ni plus insurmontables que ceux des autres taxes.

 

Une taxe Tobin pourrait être passablement difficile à contourner. En effet, les opérations de change sont suivies électroniquement, et une taxe Tobin serait donc théoriquement facile à percevoir grâce aux systèmes informatiques qui enregistrent chaque transaction. Bien que le volume monétaire qui circule autour du globe à la faveur d’activités spéculatives soit énorme, le nombre d’emplacements où ont lieu ces échanges et le nombre de spéculateurs concernés n’est pas très grand.

 

Quatre-vingt pour cent (80 %) du commerce mondial des devises se joue dans sept places financières seulement (New York, Tokyo, Londres, Singapour, Hong Kong, Francfort, Berne)3, entre moins d’une centaine de grandes banques et de grandes sociétés de placement internationales. Le seul consentement de ces sept places financières permettrait d’intercepter la plus grande partie du commerce des devises. Le nombre relativement faible d’emplacements et d’acteurs ainsi que l’existence d’un « suivi officiel » clair permettraient de réduire le nombre et, par conséquent, le coût des autorités administratives nécessaires pour assurer l’application de la taxe.

 

Les détracteurs de la taxe Tobin soutiennent que les spéculateurs n’auraient qu’à transporter leurs opérations dans des paradis fiscaux étrangers pour s’y soustraire. Si les sept grandes places financières s’entendaient pour soutenir la mise en œuvre d’une taxe Tobin, la menace de déménagement des spéculateurs pourrait être tenue relativement à distance, particulièrement si la taxe était perçue à l’emplacement physique où est situé le courtier ou la banque4. Le déménagement de la Chase Manhattan Bank dans un de ces endroits éloignés entraînerait des coûts et des risques considérables et est très peu probable, particulièrement pour éviter une taxe minime.

 

Par contre, les transferts financiers vers des paradis fiscaux éloignés, comme les îles Caïmans, pourraient eux-mêmes être assujettis à la taxe et pénalisés d’un taux double ou plus par rapport au taux de taxation établi. Comme nous l’avons noté ci-dessus, le suivi informatique rend ces opérations difficiles à cacher. Une autre façon de réduire l’évasion serait de faire en sorte que la taxe s’applique aux citoyens des pays participants, peu importe l’endroit où la transaction s’effectuerait. Ainsi, les transactions spéculatives d’un courtier new-yorkais seraient soumises à la taxe, peu importe la place boursière où elles auraient lieu.

 

Enfin, des incitations financières pourraient être offertes à certains pays pour les inciter à adhérer à un régime de taxe Tobin et à s’y conformer. Comme la taxe devrait rapporter entre 150 et 300 milliards $US par année, une partie de ces ressources pourrait servir à convaincre les nations récalcitrantes.

 

Les adversaires de la taxe soutiennent également que les spéculateurs pourraient s’y soustraire en se reportant vers d’autres instruments financiers non assujettis à la taxe. Bien que cela aussi soit vrai, cette solution entraînerait des coûts qui pourraient être supérieurs aux avantages de l’évasion. Le recours à d’autres types de transactions pour échanger des devises oblige les courtiers à transiger avec des liquidités de plus en plus réduites pour obtenir les mêmes résultats. Essentiellement, plus la part de liquidités est faible dans une transaction financière, plus l’encaissement devient problématique quand on en a vraiment besoin de liquidités. Or, avec un volume d’échanges de l’ordre de 1,5 billion $US (1500 milliards $US) par jour, il est essentiel de disposer de liquidités pour réaliser des profits sur des fluctuations infimes de la valeur des monnaies. On sait que 80 % de toutes les transactions spéculatives sont effectuées dans des délais de sept jours ou moins et que 40 % se produisent en deux jours ou moins5.

 

Les transactions supplémentaires nécessaires pour éviter la taxe Tobin pourraient nécessiter le paiement de nouveaux frais de courtage ou de taxes additionnelles sur les transactions. Les agents boursiers auraient à déterminer à quel moment les coûts de l’évasion fiscale en termes de liquidités et de frais supplémentaires deviennent trop grands.

 

3.  ON N’OBTIENDRA JAMAIS UN CONSENSUS POLITIQUE SUFFISANT POUR  ADOPTER UNE          TAXE TOBIN

 

On peut toujours parvenir à un consensus politique quand la nécessité de la coordination politique devient plus importante que le risque de l’inaction. Le monde ne peut pas se permettre de nouvelles crises financières mondiales avec la destruction économique et l’effondrement social qu’elles entraînent. Depuis peu, même les plus ardents défenseurs du libre marché plaident en faveur de l’imposition de taxes sur les transferts financiers afin de « calmer la fièvre des capitaux spéculatifs » pour protéger l’économie réelle. Au-delà de la nécessité économique, il y a des avantages sociaux reliés à la taxe Tobin. En effet, les énormes revenus continus que générerait la taxe Tobin sont extrêmement attrayants pour des gouvernements en manque d’argent, dont celui du Canada.

 

L’histoire a démontré que, si le consensus politique est toujours l’obstacle le plus sérieux et le plus légitime à l’adoption de mesures multilatérales, telle la taxe Tobin, cet obstacle n’est pas insurmontable. Bien des questions plus vastes et plus complexes, nécessitant un plus haut degré de coopération internationale, ont été réglées au cours des dernières années, ce qui devrait servir d’incitatif à la négociation d’une taxe Tobin. Les nations du monde entier ont créé un nouvel organisme multilatéral, l’Organisation mondiale du commerce, elles ont négocié des centaines d’accords commerciaux, dont l’énorme et difficile accord de l’Uruguay Round, et elles ont mis en œuvre des traités internationaux dans le domaine de l’environnement. Le 1er janvier 1999, les nations européenne lançaient leur monnaie commune. Dans tous ces cas, des détracteurs avaient pourtant déclaré qu’il ne serait pas possible d’aboutir à un accord.

 

À ceux qui déclarent que « c’est différent dans le cas d’une taxe mondiale », on fera remarquer que la chose n’est pas sans précédent. La taxation multilatérale n’est pas quelque chose de nouveau. La perception, l’administration et la redistribution de la taxe sur la valeur ajoutée de l’Union européenne sont assurées collectivement depuis des années par ses quinze membres. L’Union européenne finance même ses infrastructures par la perception de cette taxe supranationale, car chaque État membre conserve dix pour cent des revenus qu’il perçoit.

 

4. LA TAXE TOBIN SERAIT IMPOSSIBLE  À ADMINISTRER

 

Bien que ce projet représente un certain nombre de défis réels, il existe déjà des institutions multilatérales pourvues de structures administratives bien en place qui pourraient administrer cette taxe. Étant donné qu’une taxe Tobin devrait être appliquée dans au moins sept États différents de façon uniforme, de manière à ne pas accorder d’avantages à certains pays ni à ceux qui y investissent, une instance internationale telle que les Nations unies pourrait être chargée de la mise en œuvre de la taxe en collaboration avec d’autres institutions multilatérales, comme la Banque des règlements internationaux, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international. Les États ou les banques nationales pourraient alors agir comme agences de perception. La taxe pourrait facilement être retirée des transactions en se servant des systèmes informatiques existants et déposée directement dans un compte déterminé. Au niveau mondial, on pourrait s’assurer de l’application de la taxe en faisant de la perception de celle-ci une condition pour qu’un pays devienne membre de l’institution chargée de l’administrer. D’autre part, l’application de la taxe serait encouragée par la perspective d’en partager les revenus.

 

RÉSUMÉ

 

La taxe Tobin est une taxe visant les banques et les sociétés d’investissement les plus puissantes du monde. Perçue par la communauté financière comme une menace à ses privilèges, elle a rencontré la résistance d’un secteur qui jouit d’une grande puissance politique énorme. On ne doit pas laisser les inventeurs de « fausses vérités » concernant la taxe Tobin mettre en veilleuse, manipuler ou carrément saboter un débat public pourtant essentiel sur le contrôle des marchés financiers mondiaux. La taxe Tobin mérite d’être discutée de façon impartiale et rationnelle. Pour cela, il est essentiel qu’un large soutien et des pressions importantes soient exercés par la population à l’échelle mondiale.
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1 Paul Forseth, député. Chambre des Communes, 28 oct. 1998. « Je m’oppose à la taxe Tobin parce que le sort des démunis me tient à cœur. »  Hanserd. p. 9545.

2 Felix, David. “On the Revenue Potential and Phasing in of the Tobin Tax” dans Ul Haq, Mahbub. The Tobin Tax - Coping with Financial Volatility. Oxford University Press. 1996. p. 238. Calculé à partir d’un taux de taxe de 0,1 % à 0, 25 %.

3 Felix, David. 1995. p. 43. in Michalos, Alex C. Good Taxes - The Case for Taxing Foreign Currency Exchage and Other Financial Trasnsactions,  Dundurn Press, 1997. p. 41.

4 Kenen, Peter B. 1996. p. 112. in Michalos, Alex C. Good Taxes - The Case for Taxing Foreign Currency Exchage and Other Financial Trasnsactions,  Dundurn Press, 1997. p. 40.

5 Ul Haq, Mahbub. The Tobin Tax - Coping with Financial Volatility, Oxford University Press, 1996. p. 4. Fondé sur des statistiques fournies par la Banque des règlements internationaux, 1995.